Du Moyen-âge à nos jours : la représentation de la rencontre entre saint François et le Sultan dans l’art
Durant les célébrations pour l’anniversaire des 800 ans de la rencontre entre saint François et le sultan al–Malik al–Kamil a été présenté le livre, récemment édité par les éditions Terre Santa, « Francesco e il Sultano nell’arte » de Rosa Giorgi, historienne de l’art italienne et directrice du Museo dei Cappucini de Milan, qui a retracé l’histoire du Moyen-âge à nos jours de l’iconographie cette célèbre rencontre.
L’ouvrage est introduit par un essai de frère Cesare Vaiani ofm qui décrit ponctuellement les sources internes et externes qui ont transmis cet épisode dans le temps. On peut en déduire que la rencontre eut vraiment lieu en 1219 mais les contenus du dialogue entre François et le Sultan restent inconnus. « Nous savons seulement que le résultat (du colloque, ndr) fut, en dépit des attentes des contemporains et peut-être du même François, pacifique et marqué par la courtoisie du Sultan » écrit Vaiani.
« La figuration est un témoignage de la façon dont le fait a été reçu » a déclaré la docteure Giorgi en ouverture de sa présentation, pour expliquer que les représentations de cet épisode nous racontent plus sur l’époque à laquelle elles ont été réalisées que sur l’épisode lui-même.
Et donc, dans la première représentation existante du thème, à l’intérieur de la Pala Bardi (Florence, Basilique Santa Croce, Chapelle Bardi, vers 1243), le Sultan devient un souverain byzantin, probablement l’unique exemple de monarque oriental connu par l’auteur du retable, Coppo di Marcovaldo. La représentation se base sur l’unique source que l’artiste pouvait avoir à disposition à cette époque, la Vita Prima de Tommaso da Celano, et est centrée sur l’efficacité de la prédication qui a eu lieu face à une foule de musulmans et non pas tant sur les violences subies par François avant de rejoindre le Sultan qui, bien qu’ayant été transmises par Tommaso da Celano, ne sont pas figurées.
Le ton pacifique du dialogue sera abandonné en quelques années, préférant comme source la biographie officielle de François écrite par San Bonaventura qui raconte l’épisode de « l’épreuve du feu » durant laquelle François défia les prêtes du Sultan. Cependant, selon Bonaventura, le feu ne fut jamais allumé parce que l’épreuve fut déclinée par le Sultan. Pourtant, Giotto (dans la Basilique Supérieure d’Assise) et beaucoup d’autres artistes après lui, le représenteront, transformant le témoignage de François d’une prédication en un défi avec les musulmans.
Nous ne manquons pas de représentations où l’accent est mis sur la force de la prédication de François : dans l’antiphonaire de Budapest (vers 1450), le miniaturiste dépeint à nouveau l’épreuve du feu en plaçant l’accent non pas sur le feu, relégué au second plan, mais sur le geste que François pose pour illustrer l’évangile aux musulmans. Le saint est en fait représenté pendant qu’il compte sur ses doigts, une action qui, au Moyen-Âge, était associée à ceux qui enseignaient avec autorité. Derrière François, le frère Illuminato a les mains couvertes par les manches longues de l’habit et tient avec elles un objet qui ressemble à un livre conservé dans un étui : probablement l’évangile, contenant la parole écrite du Christ, le Verbe incarné, en soutien et preuve de ce que François annonce.
Dans les représentations médiévales, l’hostilité du peuple musulman devient plus marquée. A Pienza, par exemple, en 1380, Cristoforo di Bindoccio, dans son cycle d’histoires sur la vie du saint à l’intérieur de l’église San Francesco, a représenté le Sultan et son entourage comme un groupe de juifs, considérés comme aussi infidèles que les musulmans, mais beaucoup plus connus et mal soutenus en Toscane au XIVème siècle. En Espagne, dans le registre inférieur d’un grand retable dédié à la Vierge Marie, l’auteur, Nicolás Francés, a laissé transparaître l’hostilité, la fermeture et l’affrontement d’une partie des musulmans, représentant le Sultan comme un souverain menaçant à la barbe noire épaisse et focalisant la scène sur les mauvais traitements subis par François et Illuminato. Il est évident que l’interprétation de cet épisode faite par l’Espagne au milieu du XVème siècle est le signe de la peur de l’ennemi musulman avec lequel les espagnols se sont affrontés pendant ces années dans la péninsule ibérique.
Pendant la Renaissance, la scène prend parfois les connotations d’une dispute théologique, comme dans la chapelle Sassetti dans la basilique Santa Trinita à Florence peinte par Ghirlandaio, alors qu’après le concile de Trente (1545), dans ce que Rosa Giorgi appelle « l’époque du grand silence », l’épisode acquiert des significations morales (jusqu’à illustrer la conversion du sultan, dont aucune source ne parle) ou emprunte l’iconographie typiquement tridentine du martyr comme dans la fresque du Pomarancio (Niccolò Circignani) dans l’église de San Giovanni Battista dei Fiorentini à Rome.
C’est vers la fin du XVIIIème siècle que se produit un « passage entre la grande peur de l’étranger et le nouveau regard vers l’Orient qui conduit à un changement de scène, qui désormais oubliera les figures menaçantes, les affrontements et les défis comme l’épreuve du feu », écrit Rosa Giorgi à propos des représentations de l’épisode réalisées au XVIIIème siècle. En effet, les artistes des années 1800 et du début des années 1900, fascinés par l’Orient et la peinture d’histoire, se montreront très intéressés pour rendre l’épisode réaliste, en prenant soin de représenter les détails du paysage, des costumes et des décors de la scène plutôt que de souligner le climat d’hostilité insufflé par François pendant la rencontre. En ce sens, le tableau de Paolo Gaidano peint en 1898 et conservé au couvent Saint–Sauveur à Jérusalem est emblématique.
L’itinéraire se termine par les représentations modernes de l’épisode exprimant surtout le désir d’un véritable dialogue. Nous commençons par la rencontre entre François et le Sultan réalisée en mosaïque en 2009 par Marko Ivan Rupnik pour le sanctuaire San Giovanni Rotondo à Foggia, où les deux sont figurés assis sur le même tapis avec François expliquant l’écriture au Sultan qui, à bras ouverts, l’écoute, tandis qu’au bord du tapis se trouvent des plats cuisinés, signes d’un repas à partager dans la convivialité, jusqu’à l’étreinte représentée dans l’icône du frère Stéphane Martin–Prével, une relecture de l’épisode selon les aspirations de paix et de fraternité auxquelles l’humanité tend : François et le Sultan s’embrassent et, comme l’écrivait l’auteur lui-même, « conscients de ce qui les divise, ils laissent parler leur cœur et se reconnaissent comme frères ». Et qu’y a-t-il dans le cœur des deux hommes qui leur permet de découvrir qu’ils sont frères ? La présence de Dieu, écrite en lettres arabes dans le cœur du Sultan, incarnée en Jésus dans le cœur de François.