27 Septembre 2021

Peindre pour la Terre Sainte : Giacomo Martinetti et Les pèlerins d’Emmaüs

de OLIVIER RENARD

Suisse naturalisé italien, Giacomo Martinetti naît en 1842 à Barbengo, dans le canton du Tessin au sud de la Suisse. Issu d’une famille aisée ayant fait fortune en Algérie, il est envoyé dès l’adolescence à Florence étudier auprès du peintre Antonio Ciseri. De son maître il apprend l’art de la peinture dont il fait son métier, mais aussi et surtout un style naturaliste aux effets presque photographiques.

À l’occasion de l’édition d’un catalogue pour le bicentenaire de la naissance de l’artiste par la Pinacoteca Cantonale Giovanni Züst, retour sur l’un des chefs-d’œuvre de cet artiste, offert à la Custodie de Terre Sainte pour l’église Saint-Cléophas à Emmaüs (Al-Qubiebeh).


 

« Quand il fut à table avec eux, ayant pris le pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards. » (Luc, 24:30-31).

Décrite au chapitre 24 de l’évangile de Luc, la scène dite des « Pèlerins d’Emmaüs » constitue l’un des épisodes les plus importants témoignant de la Résurrection du Christ dans l’histoire chrétienne. À ce titre, nombreux sont les artistes à s’être emparés de ce sujet au fil des siècles et il était donc tout indiqué que l’un des lieux aujourd’hui potentiellement identifié comme l’Emmaüs biblique [1] en reçoive une représentation. C’est ainsi sous l’impulsion du frère Remigio Buselli [2] en 1890 que le peintre Giacomo Martinetti se vit confier la réalisation d’un tableau pour le sanctuaire franciscain d’Emmaüs, situé dans l’actuelle ville d’Al-Qubeibeh en Palestine.

Au premier regard, l’aspect qui marque sans doute le plus dans ce tableau est son souci de retranscription fidèle de la réalité. Dans la continuité de l’art d’Antonio Ciseri, la peinture de Martinetti se caractérise en effet par un rendu très naturaliste des scènes que l’on retrouve tant dans le rendu des textures (notamment des tissus) que dans le travail de l’éclairage ou des volumes.

© Gali Tibbon Studio / TSM

 

Caractéristique des courants académiques de la seconde moitié du XIXè siècle, cette recherche de fidélité à la nature n’est pas sans rappeler la photographie dont il ne faut pas oublier qu’elle fut inventée dans ce même siècle. En s’attardant un peu plus longuement sur les personnages, on remarque d’ailleurs quelques micro-détails tels le plissement de la nappe provoqué par le mouvement du corps de saint Cléophas (à gauche), les tendons du bras droit de ce même personnage ressortant (indiquant une contraction musculaire) ou encore le fait que Siméon se cramponne à son tabouret (à droite).
Bien que discrets, ces détails manifestent avec élégance une volonté de donner un effet d’instantanéité à la scène qui, s’il sert largement le sujet décrit (nous y reviendrons), cherche également à manifester (et défendre) le potentiel expressif de l’art pictural. En effet, il est aujourd’hui bien connu que le développement de la photographie au XIXè siècle a entraîné un questionnement sur la légitimité de la peinture en tant qu’art de la représentation. Loin de la condamner pourtant, cet évènement fut propice au développement de nouvelles manières de faire cherchant parfois à rivaliser sur le plan du réalisme.

 

         

 

L’analyse de ce tableau serait cependant bien incomplète si l’on ne regardait pas une autre source d’inspiration du style de Ciseri et de facto de Martinetti. Antonio Ciseri eut en effet pour maître Tommaso Minardi, cofondateur du purisme italien, mouvement prônant un retour aux sujets religieux ainsi qu’une réévaluation de l’art des XIVè et XVè siècles italiens. Il est donc intéressant de considérer l’apport de la tradition académique italienne dans la construction de ce tableau des pèlerins d’Emmaüs.

Un premier point d’analyse pourrait se concentrer sur l’équilibre et la stabilité qui ressortent de la scène. Ceux-ci sont permis par une construction triangulaire héritée du XVè siècle florentin, que l’on observe notamment dans la répartition spatiale des trois personnages ou plus encore à travers le corps du Christ lui-même.
Un autre élément vient renforcer cet effet : la répartition des couleurs et de certains éléments selon un schéma en « X ». Si l’on observe attentivement la construction du tableau, on remarque par exemple qu’au vide du ciel en haut à gauche répond le vide du premier plan en bas à droite, et inversement que le « plein » produit par le mobilier sur le sol en bas à gauche rappelle celui ménagé par l’architecture en haut à droite. De même, la couleur claire du ciel répond au vêtement de Siméon diagonalement opposé et la teinte sombre de la pierre du mur trouve son pendant dans le drap de Cléophas. Cet aménagement de la construction permet de donner à chaque côté du tableau un élément équivalent afin d’éviter les déséquilibres.

 

       

 

Qu’en est-il de la lecture du tableau ?
Au début de notre analyse, nous abordions le côté naturaliste de la représentation, sans soulever pourtant la question de la profondeur et par là de la perspective. Il existe en peinture trois types de perspective dont la plus connue et largement réemployée est celle dite « linéaire » [3]. Théorisée au XVè siècle également, elle assujettit la construction du tableau à la géométrie euclidienne et oriente le profil des éléments la constituant vers un point de fuite. Sans entrer plus avant dans les détails de cette technique, il était important de la mentionner d’une part car l’œuvre qui nous occupe bâtit sa profondeur au moyen de cette perspective, mais d’autre part car – par le tracé de lignes de fuite – elle a entraîné la naissance d’autres lignes dites « de force ».


Ces dernières, n’étant pas nécessairement dépendantes du point de fuite, visent à guider le regard pour l’aider dans sa lecture de la scène.
Où trouve-t-on ce type de lignes dans ce tableau ?
Si les lignes de fuite sont aisément identifiables (le pavage du sol et le profil de l’architecture à droite notamment), les lignes de force, quant à elles, se font plus discrètes bien qu’elles prennent en charge une grande partie de l’accompagnement du regard. L’élément le plus important de la scène étant la personne de Jésus, il est tout naturel que tout tende à orienter notre regard vers lui. On peut dès lors noter les lignes formées par le dos puis la tête de Cléophas, par le bras puis l’épaule de Siméon, par le feuillage au-dessus du Christ ou encore l’horizon du paysage à l’arrière-plan et même la sangle en diagonale qui est attachée à la poterie du premier plan. Toutes ces lignes en plus des lignes de fuite nous permettent, où que l’on regarde dans la composition, de revenir à l’élément central de cette dernière, le Christ, qui au moment précis de la représentation est tout juste reconnu par les deux disciples.

 

 

Afin de conclure ce point, on peut ajouter deux derniers artifices qui permettent d’amener également notre regard à la personne de Jésus : le traitement schématique du paysage qui contraste avec le naturalisme de la scène et agit ainsi comme un repoussoir sur cette dernière ; les postures des deux disciples qui, combinées, nous font progressivement entrer dans la composition et ainsi vers Jésus (Siméon, de profil, nous inclus dans la scène et Cléophas nous oriente vers le Christ).

                                

 

Enfin, un dernier mot doit être dit concernant l’iconographie de ce tableau. Le moment choisi par Martinetti est celui qui conclut ce moment de l’évangile de saint Luc : Jésus, après avoir marché avec les deux disciples de Jérusalem à Emmaüs tout en leur ré-expliquant les Écritures [4], se met à table avec eux et, alors qu’il rompt le pain, disparaît au moment où il est reconnu. Il faut donc comprendre que la scène représentée ne dure en soit qu’une fraction de seconde. Cela explique dans un premier temps la nécessité d’effet d’instantanéité que nous avons évoqué en début d’article. Mais aussi, pour bien manifester ce moment de disparition sur le point de se produire, l’artiste représente Jésus le regard vers le haut. Cela permet de manifester deux choses : concrètement, il n’est mentalement plus présent avec les disciples, et symboliquement, il montre sa destination prochaine, le ciel.
Les couleurs qui habillent le Christ ne sont également pas anodines. Le rouge, couleur du sang, symbolise sa condition de martyr. Toutefois, cette dernière est couverte par un vêtement blanc, couleur de la pureté et de la gloire qui fait référence, quant à elle, à la Résurrection dont cette scène témoigne : le rouge recouvert par le blanc symbolise que la mort est vaincue.[5]

 

Initialement installée dans la chapelle du séminaire Sérafique d’Al-Qubeibeh, la peinture des pèlerins d’Emmaüs de Martinetti a été déplacée dans la basilique Saint-Cléophas, construite en face dans la première décennie du XXè siècle. La scène que le peintre a choisie pour représenter ce passage important de l’évangile de Luc est des plus classiques, se justifiant aisément par la fonction pédagogique qu’elle devait également assurer auprès des fidèles. Pour autant, l’analyse de ce tableau nous permet d’apprécier pleinement la richesse de sa conception qui témoigne tant de la complexité de l’art académique que de la survivance de ce dernier à une époque où les courants d’avant-gardes, de plus en plus nombreux, fleurissent sur la scène artistique européenne.

 

Le Terra Sancta Museum remercie chaleureusement Gali Tibbon pour la photographie de ce tableau.
Gali Tibbon Studio : FB, INS


[1] À ce jour, six lieux ont été proposés comme pouvant correspondre à l’Emmaüs biblique, dont trois sont considérés comme les plus probables : Emmaus Nikopolis, Al-Qubeibeh et Abou-Gosh.

[2] Franciscain à l’époque commissaire de Terre Sainte. Il a notamment réalisé plusieurs études visant la localisation de l’Emmaüs biblique dans les années 1880.

[3] Il existe aussi la perspective atmosphérique (ou aérienne) reproduisant l’effet d’éloignement par le palissement progressif des couleurs de l’arrière-plan et la perspective « tritonale » consistant, également dans l’arrière-plan, à se faire succéder des plages colorées ocre-brun puis vert et enfin bleu (le passage progressif d’une couleur chaude à une couleur froide accentuant l’impression d’éloignement).

[4] « Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. » (Luc, 24:27).

[5] Notons que le blanc est aussi la couleur de la nappe. Ce code quasi systématique sert à rappeler l’autel sur lequel toute célébration eucharistique se déroule, symbole de la nouvelle alliance.

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